Pratchett

Un paragraphe de Terry Pratchett dans au Guet qui m'a marqué politiquement



— À mon avis, l’existence vous pose un problème parce que vous croyez que l’humanité se divise entre les bons et les méchants. Vous vous trompez, bien entendu. Il n’y a toujours que les méchants… mais certains sont dans des camps adverses. »


Il agita sa main fine en direction de la ville et s’approcha de la fenêtre.


« Tout un océan de mal, vaste et houleux, fit-il d’un ton de propriétaire. Peu profond par endroits, évidemment, mais beaucoup plus ailleurs, je dirais même abyssal. Seulement, des gens comme vous confectionnent de petits radeaux de règles et de simili bonnes intentions puis déclarent : Voici le bien, voici ce qui finira par triompher. Etonnant ! » Il asséna une claque aimable dans le dos de Vimaire.


« Là-bas, reprit-il, on trouve des gens prêts à suivre n’importe quel dragon, à vénérer n’importe quel dieu, à ignorer n’importe quelle iniquité. Ils témoignent d’une espèce de méchanceté banale, ordinaire. Rien à voir avec l’ignominie vraiment élevée, créative des grands pécheurs, ça me ferait plutôt penser à une noirceur d’âme fabriquée en série. Des pécheurs, pourrait-on dire, sans trace d’originalité. Ils acceptent le mal non seulement parce qu’ils disent « oui », mais parce qu’ils ne disent pas « non ». Je vous demande pardon si je vous choque, ajouta-t-il en tapotant l’épaule du capitaine, mais vous autres, vous avez grand besoin de nous.


— Ah bon, monsieur ? fit tranquillement Vimaire.


— Oh, oui. Nous sommes les seuls à savoir comment faire fonctionner le système. Vous voyez, l’unique compétence des bons, c’est de renverser les méchants. Et de ce côté-là, vous vous y entendez, je vous assure. Mais l’ennui, c’est que vous ne savez rien faire d’autre. Vous sonnez les cloches à la volée, vous détrônez le tyran malfaisant, et le lendemain tout le monde reste assis à se plaindre que depuis le départ du dictateur personne n’a ramassé les ordures. Parce que les méchants sont des organisateurs. Ça fait partie de leurs attributs, dirions-nous. Tout tyran malfaisant a un plan pour diriger le monde. Les bons n’ont apparemment pas ce talent-là.


— Peut-être. Mais vous avez tort pour le reste. C’est uniquement parce que les gens ont peur, qu’ils sont seuls… » Il s’arrêta. Ses paroles sonnaient creux, même à ses propres oreilles.


Il haussa les épaules. « Ce ne sont que des gens, reprit-il. Ils font seulement ce que font les gens. Monsieur. »


Le seigneur Vétérini lui fit un sourire amical.


« Bien sûr, bien sûr, dit-il. C’est ce qu’il vous faut croire, j’en suis conscient. Sinon vous tomberiez fou. Sinon vous auriez l’impression de marcher sur un pont de l’épaisseur d’une plume au-dessus des voûtes de l’enfer. Sinon l’existence ressemblerait à un horrible martyre et le seul espoir serait qu’il n’existe pas de vie après la mort. Je comprends parfaitement. »


Il regarda son bureau et soupira. « Et maintenant, dit-il, il y a tant à faire. Le pauvre Wonse était un bon serviteur mais un maître incompétent, j’en ai peur. Vous pouvez donc disposer. Prenez une bonne nuit de sommeil. Oh, et amenez-moi vos hommes demain. La ville doit exprimer sa gratitude.


— Elle doit quoi ? »


Le Patricien étudiait un rouleau de papier. Sa voix avait déjà retrouvé le ton distant de qui planifie, prévoit et prend en main. « Sa gratitude, répéta-t-il. Après chaque victoire triomphale, il faut des héros. C’est essentiel. Ainsi chacun sait que tout a été accompli dans les règles. »


Il jeta un regard à Vimaire par-dessus le rouleau.


« C’est dans l’ordre naturel des choses. »


Au bout d’un moment, il prit quelques notes au crayon sur le papier devant lui et leva les yeux.


« J’ai dit, fit-il, que vous pouviez disposer. »


Vimaire s’arrêta à la porte.


« Vous croyez tout ça, monsieur ? demanda-t-il. Le mal infini et la noirceur absolue ?


— En effet, en effet, fit le Patricien en retournant la page. C’est la seule analyse logique.


— Mais vous vous levez tous les matins, monsieur ?


— Hmm ? Oui ? Où voulez-vous en venir ?


— J’aimerais juste savoir pourquoi, monsieur.


— Oh, fichez-moi le camp, Vimaire. Soyez gentil. »


Commentaires

  1. Super dialogue, c'est vivant et bon usage de vocabulaire ! Il manque à mon avis juste une introduction, une remise en contexte au début.

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