Une analyse politique des Dépossédés
Ursula Kroeber Le Guin est une romancière américaine de
science-fiction et de fantasy. Elle est connue pour le grand soin qu’elle
attache à la construction sociologique et anthropologique des sociétés qu’elle
décrit et à l’importance de la description de l’évolution des personnages dans
ces sociétés extrêmement bien construites au niveau sociologique et
anthropologique.
Dans un entretien à The Paris Review, elle décrit son
admiration pour l’anarchisme et la pensée de la gauche critique américaine qui
transparait dans son œuvre et plus particulièrement dans son roman Les
Dépossédés. Sa société idéale, faite d’absence de relations de domination entre
hommes et femmes, de rapports hiérarchiques, de société marchandisée et de
guerre de conquête, ressemble aux idéaux communistes libertaires. Mais cette
société est en même temps constituée de petites communautés rurales où
l’économie et l’ensemble des relations sociales sont encastrées dans un phénomène
complexe de croyances et de castes, ce qui lui donne un caractère extrêmement
conservateur. Un passage sur la société hainienne dans Quatres chemins de pardon alors que le narrateur parle à son amie
d'enfance révèle cela « La question était purement rhétorique et Havizha ne
releva pas. Les femmes ne travaillaient pas la laine. Les hommes ne
fabriquaient pas de briques. Les gens de l'autre Ciel ne manœuvraient pas les
bateaux mais réparaient les câbles électriques. Les gens du câble enterré ne châtraient
pas les bêtes mais entretenaient les générateurs. Les taches qui vous étaient
permises on les faisait pour d'autres. Celles qui vous étaient interdites
d'autres les faisaient pour vous."
La société décrite c'est la société hainienne, le cœur de
l'Ekumen et une société désirable (sans impérialisme, sans patriarcat , sans
rapport marchand au monde , avec des rapports hiérarchiques très faibles). Mais
là où Ursula K Le Guin est très fine c'est qu'à la fois la société est hyper
conservatrice (cf l'extrait cité juste avant ) ét qu'en même temps tout se
"passe assez bien". Havizha est fatigué d'être tisserand il devient
"créateur de liens avec d'autres villages" ce qu'il peut car sa mère
est du groupe ayant le droit de faire cela. Il épouse son amie d’enfance, la
seule fille du village qu'il peut épouser (çar il est autre ciel et elle est
câble enterré) ét ils sont heureux. Et comme il a un désir d'autre chose il
devient historien (gens de l'Ekumen qui archivent la connaissance et vont sur
toutes les planètes). Mais on pourrait tout à fait imaginer une nouvelle où il
n'éprouve rien pour la fille qu'il doit épouser, où leur mariage arrangé se
passe mal et où la porte de sortie des historiens ne marche que car très peu de
gens le deviennent
La société d’Anarres dans Les dépossédés correspond donc selon moi à la seule tentative
d’Ursula K Le Guin de créer une société correspondant vraiment à un idéal
anarchiste. Dans ce roman nous avons deux planètes Urras et Anarres. Urras est
une planète proche de la nôtre divisée entre trois pays : A-Io qui a une
société capitaliste marquée par une plus forte inégalité homme-femme (quasiment
pas de femmes dans les universités) et est clairement une projection
d’Etats-Unis moins démocratiques et plus conservateurs, Thu qui évoque
clairement l’URSS et enfin Benbili qui semble moins développé et peut faire
penser au Tiers-Monde à l’époque de la Guerre Froide (A-Io et Thu se battent
pour son contrôle).
Une révolution de type socialiste a pris le pouvoir à Thu et
les rebelles sur A-Io ont accepté/été obligés de partir sur Anarres planète
désertique. Ils ont tenté d’y fonder une société anarcho-syndicaliste. Cela
donne une société avec un primat d’une optique de ne pas faire de mal à autrui,
une forte insistance sur les liens sociaux et une hostilité totale à la notion
de propriété (un enfant peut se faire réprimander car il dit que c’est « son
soleil » ou s’il « égotise » par exemple). Cela donne également une société à
la fois libertaire (les relations de couple monogames peuvent même être mal
vues et le concept de prison est obscène) mais en même temps assez puritaine.
Les conditions de vie dures, faites de famines, conduisent à condamner le luxe.
Mais d’une manière plus profonde, ce puritanisme est surtout lié à l’impératif
axiologique de ne pas égotiser ou blesser autrui.
Pour un exemple de ce que j’entends par puritanisme, le
personnage principal assistant à une soirée sur A-Io est choqué car « se
caresser et copuler devant des gens seuls était aussi vulgaire que manger
devant des affamés ». Cette société marche de facto au contrôle social,
contrôle social dont on sent toute la pesanteur par petites touches. Par
exemple, un des membres de la société qui a fait une pièce de théâtre vue comme
« osée » car présentant un personnage ayant un rapport marchand au monde se
fait du coup critiquer par tout le monde et est détruit socialement avant de
finir à l’asile psychiatrique. Comme le décrit Shevek à un physicien d’A-Io : «
Tout le monde est révolutionnaire sur Anarres, Oiiee… Le réseau d’administration
et de distribution s’appelle la CPD, la Coordination de la Production et de la
Distribution. C’est un système de coordination pour tous les syndicats, les
fédérations et les individus qui font un travail productif. Ils ne gouvernent
personne : ils administrent la production. Ils n’ont aucune autorité pour me
soutenir dans mon action, ni pour m’empêcher d’agir. Ils ne peuvent que nous
dire quelle est l’opinion générale à notre regard… où nous nous situons dans la
conscience sociale. ». Ursula K Le Guin analyse finement comment cette société est
à la fois très belle et en même temps peut broyer les gens car la seule
médiation est la relation sociale. Shevek y résiste car il a un ensemble de
liens sociaux forts avec sa femme, son enfant et ses amis. Son ami dramaturge
et acteur n’avait pas des liens aussi forts et en est mort.
Ce passage pourrait faire croire qu’Anarres est un enfer. Or
ce n’est pas du tout le cas et Anarres reste une société plus viable qu’A-Io.
Laissons la parole à Shevek lors de la soirée a-iotie pré-citée :
« Sur Anarres, rien n’est beau, rien, sauf les visages. Les
autres visages, les hommes et les femmes. Nous n’avons que cela, nous autres.
Ici on regarde les bijoux, là-haut, on regarde les yeux. Et dans les yeux, on
voit la splendeur, la splendeur de l’esprit humain. Parce que nos hommes et nos
femmes sont libres. Et vous les possédants, vous êtes possédés. Vous êtes tous
en prison. Chacun est seul, solitaire, avec un tas de choses qu’il possède.
Vous vivez en prison, et vous mourrez en prison. C’est tout ce que je peux voir
dans vos yeux – le mur, le mur. »
Ou devant une foule de manifestants communistes et
anarchistes sur A-Io
« Si c’est Anarres que vous voulez, Si c’est vers le futur
que vous vous tournez, alors je vous dis qu’il faut aller vers lui les mains
vides. Vous devez y aller seul, et nu, comme l’enfant qui vient au monde, qui
entre dans son propre futur, sans aucun passé, sans rien posséder, dont la vie
dépend entièrement des autres gens. Vous ne pouvez pas prendre ce que vous
n’avez pas donné, et c’est vous-même que vous devez donner. Vous ne pouvez pas
acheter la Révolution. Vous ne pouvez pas faire la Révolution. Vous pouvez
seulement être la Révolution. Elle est dans votre esprit, ou bien elle n’est
nulle part. »
La beauté de cet idéal et de cette société que ces deux
passages résument est renforcée par le fait qu’ils vivent dans des conditions
écologiques très difficiles et dans ce qui peut être défini comme une société
de pénurie
Dans ce roman Ursula K Le Guin analyse rapidement la pensée
libertarienne d’une manière très intéressante. En effet, un des personnages,
une femme a-iotie nommée Vea est clairement inspirée de la pensée objectiviste
d’Ayn Rand. Elle décrit sa vision du monde dans ce passage : « La vie est un
combat, et le plus fort gagne. Tout ce que fait la civilisation, c’est de
cacher le sang et recouvrir la haine de jolis mots ! ». Elle dit également : «
Je ne m’occupe pas de blesser ou de ne pas blesser. Je me moque des autres gens
et tous les autres aussi d’ailleurs. Ils ne font que prétendre le contraire.
Mais je ne veux pas prétendre. Je veux être libre ». Cela fait totalement
penser au serment prononcé à la fin du roman La grève d’Ayn Rand qui est : « Je
jure, sur ma vie et sur l’amour que j’ai pour elle, de ne jamais vivre pour les
autres ni demander aux autres de vivre pour moi. » Comme elle le dit « Alors
vous avez rejeté toutes les obligations et interdictions. Mais vous savez, je
crois que vous autres Odoniens êtes passés complètement à côté du vrai
problème. Vous avez supprimé les prêtres et les juges, et les lois sur le
divorce et tout ça, mais vous avez gardé le problème qui se trouve derrière.
Vous l’avez placé en vous, dans votre conscience. Mais il est toujours là. Vous
êtes des esclaves autant qu’avant ! Vous n’êtes pas vraiment libres. » Ursula K
le Guin analyse finement les différences entre sa vision et celle des
libertariens qui sont l’importance du lien social et celles de la non-nuisance
entendue dans le sens libertaire comme la non oppression et dans le sens
libertarien comme la non interaction. En même temps, Shevek voit aussi les
liens pouvant se tisser entre sa vision du monde et celle de vea et est ému par
sa déclaration
Atro, aristocrate réactionnaire, par ailleurs fort
sympathique, est aussi vu par Shevek comme lui ressemblant aussi paradoxalement
sur certains points. En effet, ils partagent un mépris des politiciens, du
pouvoir actuel et de l’argent. Cela, alors même que Shevek est bien conscient
des différences politiques et morales entre eux et qu’Atro n’est pas un allié
au fond (et ne le sera pas au moment décisif)
Ursula K Le Guin se montre donc extrêmement lucide sur des
points communs pouvant exister entre une pensée politique dont elle est proche
et des pensées adverses sur certains points.
On a vu qu’Anarres n’était pas vraiment définie comme une
utopie. Les sociétés qu’Ursula K Le Guin présente comme réellement désirables, sont
celles de Hain que l’on a vu, des petites sociétés rurales très conservatrices.
En un sens et vu l’hostilité d’Ursula K
Le Guin pour l’Etat associé au monothéisme et au « communocapitalisme » (le dit
d’Aka), ses romans pourraient parfois quasiment se rapprocher d’une science-fiction proche des
idées de la Nouvelle Droite. Les différences sont pourtant notables et
décisives : définition non ethnique ou racialiste et hostilité farouche à la hiérarchie
ainsi qu’à la guerre et aux logiques d’oppression. On pourrait aussi les
rapprocher de la sf elle aussi de tradition communiste libertaire de Iain m
Banks mais qui pour sa part « règle le problème » que soulève la
tension entre l’idéal communistes libertaires et les petites sociétés rurales
traditionnelles en enlevant celles-ci et en faisant gérer la Culture par des IA
programmées pour être bonnes. Ce qui enlève une bonne partie de la non
faisabilité de l’utopie ou mais jette un doute sur le caractère utopique ou
même désirable de la Culture qui traverse les romans de Iain m Banks. Les
Dépossédés sont donc bien la seule société d’Ursula K Le Guin correspondant à
l’idéal utopique communiste libertaire ce que dit également avec talent la
nouvelle « à l’aube de la révolution » parlant plus en détail d’Odo
(fondatrice de l’odonisme idéologie ayant inspiré Anarres et qui est clairement
un communisme libertaire).
Lire les Dépossédés est utile pour trois raisons : d’abord
pour découvrir une auteure talentueuse, à la plume affinée et à l’imagination
sans pareille. Ensuite car elle se
montre d’une lucidité dingue sur les ambiguïtés de sa propre utopie. Dans Ceux
qui partent d’Omelas https://www.youtube.com/watch?v=aIp-aa8F9EI&ab_channel=MonsieurPhi , elle décrit une société qui correspond à son idéal mais
qui repose sur le sacrifice d’un enfant. Ceux qui refusent un tel marché
partent d’Omelas. En un sens c’est comme si Shevek, jeune, un peu différent, mis
au ban car « égotisant » symbolisait cet enfant de manière non
allégorique. Enfin, car Ursula K Le Guin arrive parfaitement bien à nous
immerger dans les sociétés qu’elle décrit et décrit les rouages les faisant
fonctionner avec une précision d’orfèvre.
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