Eymerich et les loups gris

 Les bruits d’effondrement étaient particulièrement terrifiants. À la fois étourdissants et générateurs de borborygmes sourds et maléfiques. Sans cesse, le feu tombait du ciel et de la poussèe blanche s’élevait des cratères creusés par les balles. Des gens s’étaient transformés en momies farineuses, déambulant hagards sur le bitume qui tremblait et se fissurait bouillonnant sous la pression. Ils hurlaient mais le bruit des effondrements Les flammes étaient omniprésentes ; derrière les nuages opaques quelque chose de mort régnait à la place du ciel.


 


— Comment en est-on arrivés là ?


 


Ayse Arslan savait que personne ne pouvait l’entendre. Mais de toute façon elle n’espérait pas de réponse. Elle hurlait juste pour ne pas devenir folle. Elle ne pouvait pas pleurer pour se consoler : ses canaux lacrymaux ne fonctionnaient pas.


 


— Pourquoi ont-ils fait ça ?


 


Mustafa Kurt, qui continuait à tirer la jeune fille par la main, réussit miraculeusement à l’entendre.


 


— Je ne sais pas. Je ne sais pas


 


Bien que terrassé par l’horreur, il avait conservé ce minimum de confiance en le monde que l’on appelle santé mentale. Il s’adressait surtout à lui-même.


 


— Des milliers de morts… Rien ne sera plus comme avant…


 


Le quartier entier brûlait comme une gigantesque allumette. Ils trébuchèrent sur de grotesques restes humains, agglutinés à du plastique fondu et à du métal tordu. Il n’y avait même pas de sang : il s’évaporait sous l’effet de la chaleur. Ils ne firent pas attention aux corps. Depuis quelques heures l’horreur les avait progressivement rendu insensibles. Mais ils sursautèrent lorsqu’un vrombissement se détacha du vacarme : le sifflement d’un avion qui fonçait sur la ville blessée comme un chasseur qui se prépare à abattre sa proie affaiblie.


 


— Un autre avion ! cria Ayse en baissant la tête et en se couvrant les yeux de sa main libre. Non ! Non ! NON !


 


Une nouvelle explosion terrifiante recouvrit sa voix. Encore des flammes, des débris en tout genre, une pluie de pierres et de ferraille tordue. Encore des nuages de fumée et de sable, fouettés par des rafales de vent rageur. Les vitres se brisaient, les éclats de verre tailladaient les ruines et les gens comme des rafales de grêle coupants


 


Confrontée à une scène étrange et glaçante, Ayse fut frappée par un éclair de lucidité retrouvée. Une femme, recouverte de sang de la tête aux pieds, serrait un enfant agonisant dans ses bras. Le gosse avait dans les trois ou quatre ans. Il était à moitié carbonisé et ouvrait la bouche à la recherche d’air. Sa mère vit un tuyau arraché et tranché qui crachait un jet d’eau. Elle voulut désinfecter les plaies de son fils, ou bien le faire boire.


 


— Que fais-tu ? Allez, viens ! hurla Mustafa à Ayse qui s’était immobilisée.


 


Il essaya de la secouer. La jeune fille se dégagea.


 


— Non, laisse-moi !


 


Une zone enfouie de son esprit anticipa étrangement ce qui allait se passer.


 


Au contact de l’eau, l’enfant prit feu. Il s’embrasa au cœur d’une flamme bleutée. Sa mère le tint serré aussi longtemps qu’elle le put. En quelques secondes, la femme et son fils brûlèrent sans un cri. L’eau entretenait le brasier. Quand Ayse réussit à les rejoindre, ils n’étaient plus que des brandons déformés et grotesques.


 


— Mon Dieu ! murmura Mustafa pétrifié. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu !


 


Ce fut au tour de Ayse de secouer son compagnon. Elle le prit par la main.


 


— Bouge-toi. Il faut y aller.


 


Elle était pâle mais déterminée. Elle leva les yeux vers un carré de ciel visible derrière les nuages de poussière.


 


— Regarde ! Il n’y a plus d’avions.


 


Leurs mains tremblantes se serrèrent comme des oiseaux blessés. Le vacarme avait un peu diminué. Mustafa réussit à faire entendre sa voix brisée.


 


— Aller où ? Il y a le feu partout.


 


— Suis-moi. Oui, tout brûle. C’est Van qui brûle. Allons à la clinique


 


Ce n’était pas tout à fait exact. Le centre administratif qu’on appelait la ville restait intact. La violence des bombardements s’était concentrée sur les quartiers populaires et misérables qu’on appelait autrefois les jardins. Les quelques grands bâtiments publics truffés de fenêtres étaient réduits à l’état de squelettes. Les taudis qui les entouraient propageaient les flammes à toute vitesse. Lorsqu’ils s’écroulaient, des cris désespérés s’élevaient des nappes de fumée.


 


Ayse entraîna Mustafa le long de routes étroites qui serpentaient entre les baraques en tôle. Il n’y avait plus personne. Ceux qui n’étaient pas morts s’étaient enfuis, abandonnant leurs misérables biens à la destruction qui s’abattait du ciel. Comme ils l’avaient supposé, la clinique n’existait plus, sinon à l’état de ruines. C’est d’ailleurs sur ce bâtiment à deux étages qu’étaient tombées les premières bombes. La petite place n’était plus qu’un gouffre infernal et fumant.


 


Mustafa ne pleurait pas. Il semblait perplexe.


 


— Je n’y comprends plus rien. Les bases des rebelles d’accord… Mais une clinique psychiatrique… Quel intérêt ? lança-t-il d’un air hébété ne s’adressant à personne en particulier.


 


Ayse essuya ses larmes qui ne pouvaient couler avec rage.


 


— Tu veux que je te dise pourquoi ? Tu crois encore que leurs objectifs étaient de vaincre les séparatistes ? Tu as fini par y croire avec ce qu’on avait appris dans notre jeunesse ?


 


Mustafa refoula sa frayeur.


 


— Il y a peut-être encore quelqu’un de vivant là-dessous. Allez, viens, essayons de trouver un passage.


 














Main dans la main, la gorge et les yeux irrités par la poussière, ils s’élancèrent en toussotant vers les ruines de l’hôpital où ils avaient travaillé pendant quatre ans. Ils couraient dans l’hôpital, n’arrêtant pas de se blesser dans les éclats de verre mais sans y faire attention comme inconscients de leur corps. Ayse vit le tronc d’un patient mort sans savoir comment il s’appelait. Elle n’y fit pas attention et continua à courir.


Au bout d’un nombre incalculable de minutes, ou peut-être d’heures, ils découvrirent l’escalier qui conduisait au sous-sol. Ils s’y engagèrent à toute allure, sans être découragés par les fréquentes glissades dues aux débris de verre et de pierre qui encombraient les marches. Ils passèrent d’un monde irréel à un autre.


Les générateurs enterrés sous la clinique avaient continué de fonctionner. Une lumière violente et agressive éclairait les niveaux inférieurs. Mais il y régnait surtout un silence compact qui faisait se répercuter le moindre frôlement et qui angoissa Mustafa et Ayse. Ils avançaient précautionneusement, comme si tout allait s’écrouler d’un instant à l’autre. Après quelques pas, ils se trouvèrent face aux portes métalliques du service le plus discret de la clinique. Un écriteau en bristol blanc indiquait : « Porphyria. Authorized Staff Only ».


 


Ayse était persuadée que sa carte magnétique ne fonctionnerait pas, mais dès qu’elle l’eut glissée dans la fente après l’avoir retrouvée miraculeusement intacte dans sa poche, les portes métalliques s’ouvrirent en bourdonnant. Le spectacle familier qui s’offrit à leur regard les calma instantanément. Neuf lits occupaient les lieux sous des néons puissants mais peu aveuglants. Mais les hommes qui dormaient y étaient assis ou allongés. Ils étaient tous en pyjama sauf un. Le coude appuyé contre le coussin et la tête posée sur sa main, il portait un uniforme de l’armée. Ce fut lui qui parla le premier.


 


— L’attaque a commencé, n’est-ce pas ? grimaça-t-il en affichant des canines pointues. Bien. Ils seront enfin obligés de nous remettre en liberté.


 


Deux lits plus loin, un homme tourna vers Mustafa et Ayse un visage barbu et horriblement grêlé.


 


— Ils nous le payeront Oh oui, ils nous le payeront !


 


Ils laissèrent tous fuser des rires rageurs. On entendit un cliquetis de chaînes. Elles étaient longues et résistantes, tendues entre le mur et les poignets des patients.


 


Mustafa, la gorge serrée, avait du mal à parler. Il avait peur et ne parvenait pas à le cacher.


 


— Oui, nous allons vous libérer. Mais vous devez vous tenir tranquilles et sortir en ordre. C’est dans votre intérêt. Ce coin de Van est complètement détruit et les bombardements se poursuivent.


Un malade au visage recouvert de poils jusqu’aux yeux, et dont les zones de peau visible étaient envahies de pustules, fît la grimace.


 


— Fait-il soleil dehors ?


— Non, il ne fait pas soleil. La poussière le cache. Ses rayons ne chauffent pas.


 


— D’accord. Alors enlève-nous les chaînes, le médecin.


 


Mustafa hésitait. Ayse lui posa une main sur le bras.


 


— Ne commets pas d’imprudence, murmura-t-elle le cœur battant. Ils vont nous tuer, ça ne fait pas l’ombre d’un doute. Ce sont des schizophrènes et nous ne sommes pas armés.


 


— Mais que pouvons-nous faire ? Les laisser enterrés ici ? Alors qu’ils sont malades ?


 


Sur le mur, près de l’entrée, Mustafa chercha des yeux la manette qui ouvrait et fermait les serrures des chaînes.


 


— Et puis ce ne sont pas des schizophrènes. Ils ont des maladies génétiques rares


 


Elle hocha vigoureusement la tête en signe de dénégation.


 


— Les maladies génétiques rares ont bon dos. Regarde les dit –elle en désignant du doigt les soldats qui étaient entre le rictus et le fait de baver. Et on sait qu’ils viennent de l’armée ? Qu’est ce que cela cache ?


 


— Inutile de remettre cette discussion sur le tapis. Nous devons les libérer, nous n’avons pas le choix.


 


Mustafa baissa la manette. Les chaînes se dégagèrent des crochets en cliquetant.


 


Les patients bondirent instantanément en poussant des rugissements à la fois sauvages et joyeux. Mustafa et Ayse, terrorisés, se plaquèrent contre le mur. Le gr^ém fut le premier à se jeter sur eux. Il écarta Cari d’une bourrade et empoigna férocement un sein de Ayse. La jeune fille gémit.


 


L’homme ricana.


 


— Comment t’appelles-tu ?


— Ayse Hanim dit Ayse. Sans qu’elle sache pourquoi, elle avait spontanément employé la formule de politesse dans sa terreur et avec l’obscur pressentiment que c’était très important.


 Il la relâcha.


Donc tu es turque. Heureux celui qui se dit turc. Donnez-nous le remède, nous en avons besoin pour la Turquie

Mustafa saisit l’individu par le poignet.


 


— Je sais où est le Vebeda. Je vais vous y conduire dit-il en essayant de calmer la peur dans sa voix


— D’accord.


 


Le type poussa Ayse contre le mur. Elle massa sa poitrine douloureuse. Paradoxalement, l’agression avait atténué son angoisse. Les autres patients s’avancèrent en haletant. Ils avaient l’air affamés. Des filets de bave coulaient sur leurs mentons barbus, ravagés par le lupu. Elle commençait à discerner un motif et à comprendre qui était ces gens.


 


Dès que la douleur se fut calmée, Ayse suivit le pas traînant du groupe jusqu’à l’une des pièces voisines aux murs tapissés de petites armoires de verre et de métal. Des centaines de flacons étaient alignés sur les étagères.


 


Mustafa s’arrêta devant une des vitrines et saisit, entre le pouce et l’index, la petite clef qui était plantée dans la serrure.


 


— Faites attention, le Vebeda va vous mettre dans un sale état.


 


Il paraissait plutôt calme mais sa voix tremblait.


 


— La lumière vous sera encore plus insupportable. Vous allez avoir des douleurs violentes à l’estomac. Vous risquez une crise grave.


 


— Ouvre et ne fais pas d’histoires, docteur si tu tiens à ta vie, ta copine et ta patrie, lui répondit brusquement l’un des patients, un géant albinos et hirsute à l’allure de culturiste. Toi tu appelles ça une crise, nous on appelle ça la guerre.


 


Ayse regarda Mustafa ouvrir la porte de l’armoire et récupérer quelques flacons. Elle savait que les étiquettes portaient la mention Auranofin : un remède contre l’arthrite dont les principaux composants étaient utilisés depuis plusieurs décennies, pour ne pas dire plusieurs siècles. Un savoir qui ne lui fournissait aucune explication sur la scène absurde à laquelle elle assistait.


 


— Donne-moi ça, docteur, maugréa l’albinos.


 


Il arracha les flacons des mains de Mustafa et les distribua à ses compagnons. Ils s’acharnèrent maladroitement avec leurs ongles sur les tampons en aluminium.


 


Depuis que ces neufs patients avaient été internés à la clinique, il y avait un mois de cela, le Vebeda éveillait chez eux un désir frénétique. Comme s’ils en étaient devenus dépendants.


 


Ils présentaient par ailleurs des caractéristiques communes. Ils étaient tous turcs. Tous militaires des corps d’élites. Tous atteints d’une rare et terrible maladie génétique, le lupus, et d’une symptomatologie psychotique gravissime. Tous déjà soignés à l’hôpital d’Urfa au moment du déclenchement de la nouvelle opération de contre-insurrection.


 


Ayse n’était pas bête au point de croire que la présence des neuf patients était le fruit du hasard. Le wali en personne avait veillé à ce qu’ils soient hospitalisés dans une aile isolée, si possible souterraine, à l’abri de tout contact avec l’extérieur. C’était lui qui les avait fait enchaîner, malgré la résistance du médecin chef et des psychiatres. Ils avaient reçu l’ordre de les surveiller attentivement


 


C’était cependant la première fois que la jeune fille établissait un lien entre tout cela et les massacres qui se déroulaient au-dessus de leurs têtes. Elle lut la même inquiétude dans les yeux de Mustafa .


 


Ayse fut saisie par un terrible sentiment d’angoisse. Ces doigts poilus et tremblants, ces yeux injectés de sang, ces visages recouverts de pustules, ces bouches baveuses qui réclamaient des gouttes d’un médicament inoffensif contre les rhumatismes, obéissaient à un dessein et elle sentait inconsciemment de quoi il s’agissait. Elle tenta de se rappeler de sa jeunesse militante avant autrefois.


 


Oui, mais lequel ? C’est cette question qui lui faisait peur.


Ayse Arslan se surprit à regretter les scènes d’horreur qui se déroulaient en surface, où l’on continuait certainement de détruire Van, tant le spectacle qui s’offrait à elle était hallucinant. Après avoir absorbé une quantité de Ridauran dangereuse même pour un homme sain, les neuf patients clandestins de la clinique laissaient aller à d’irrépressibles comportements bestiaux. Ils paraissaient quasiment incapables de se tenir debout et tombaient régulièrement les mains au sol. Ils se relevaient en courbant le dos vers l’arrière et en hurlant comme des possédés. Leurs bouches écumaient de bave, leur lèvres déjà fines se rétractaient, découvrant leurs canines.


L’aspect physique de ces hommes semblait également se modifier. Le kurt qui les défigurait envahissait maintenant chaque parcelle de peau. Leurs pupilles rougeâtres étaient plus petites et cruelles. Cheveux, barbes et poils étaient devenus plus longs et hirsutes. Parallèlement, la force de leurs membres gonflés et sillonnés de veines grosses comme des cordes s’était multipliée. Le patient en uniforme souleva une armoire métallique en hurlant et l’envoya s’écraser au fond de la pièce. Le géant albinos brisa une vitrine d’un simple impact de ses ongles qui avaient poussé de façon invraisemblable.


Ayse, en proie à une terreur qui dissipait toute forme de raisonnement, chercha encore une fois les yeux de Mustafa. Ils exprimaient une peur sans limites. Son jeune collègue, incrédule, était adossé au mur, tête baissée, comme pour éviter de se faire remarquer. Il haletait, mais d’évidence il essayait de soulever le moins possible sa poitrine. D’un instant à l’autre, ces forcenés allaient se ruer sur lui. Sur eux.


Le besoin d’agir était si fort que Ayse en éprouvait une certaine douleur. Le patient en uniforme criait quelque chose d’une voix déformée (« Boru » crut-elle entendre) tandis que les autres lui faisaient écho en battant des pieds et des mains sur le sol. Elle en profita pour s’élancer en avant, agrippa Mustafa et le poussa violemment vers la sortie.


Hébété, il se laissa entraîner sans opposer de résistance. Ils grimpèrent les escaliers recouverts de détritus le plus vite possible. Ce faisant, ils passèrent d’un enfer à l’autre.


Ils furent assaillis par une bouffée de chaleur presque intolérable chargée d’odeurs âpres et nauséabondes. Le quartier des jardins n’était qu’un unique brasier et les gratte-ciel du centre de la ville se distinguaient à peine derrière un rideau de fumée et de vapeurs tremblantes.


Mais ce n’était pas le pire. Les ruelles qui partaient de la clinique étaient jonchées de corps. Pour la plupart des cadavres ; mais aussi des mourants qui gémissaient ou se tortillaient atrocement sur le sol. Certains étaient recouverts de substance bitumineuse, d’autres se pressaient la poitrine comme si quelque chose d’incandescent leur enserrait les poumons.


Mustafa et Ayse s’immobilisèrent, hagards, près du squelette calciné d’un bâtiment. La jeune femme trouva suffisamment de salive pour demander :


— Mais que s’est-il passé ?


En essayant de reprendre son souffle, Mustafa explora sa raison fragile.


— Les avions ont dû larguer tout un tas de saloperies. Sarin, phosgène, ypérite. Tout ce qui tue dans d’atroces souffrances.


Mais il n’y avait aucun avion dans le ciel. Aucun oiseau. Il n’y avait rien. Le ciel lui-même avait disparu, remplacé par un voile de grisaille uniforme.


Les vecteurs de la destruction étaient maintenant en bas. Annoncés par le ronflement des lance-flammes qui s’acharnaient contre les quelques bâtisses encore debout. Derrière les flammes apparurent des équipes de soldats avec des masques à gaz. Les premières lignes incendiaient, celles de l’arrière tiraient sur tout ce qui bougeait.


Mustafa et Ayse avaient oublié le danger qu’ils fuyaient. Celui qui se présentait les terrorisait. Et ce n’était pas sans raison car l’un des officiers, caché derrière son masque, pointa son arme dans leur direction. Il l’épaula pour mieux viser.


Seul un sentiment d’irréalité empêcha Ayse de pleurer. Elle leva les mains.


— Ne tirez pas. Nous sommes turcs comme vous !


Elle éprouva un sombre remords en se sentant lâche et en se rappelant de sa jeunesse étudiante.


Les orbites circulaires du masque aux verres épais se fixèrent sur elle. Il était à sept ou huit mètres de distance mais on entendait sa respiration bruyante.


— Journalistes, j’imagine, dit-il d’une voix profonde et dure.


Ayse eut l’impression que s’ils mentaient, ils étaient perdus. Elle s’empressa d’expliquer :


— Nous ne sommes pas journalistes ! Nous sommes médecins, des psychiatres de la clinique Ataturk.


Le fusil s’abaissa aussitôt. De sa main libre, l’officier indiqua à ses hommes qui tous avaient leurs fusils levés, de faire de même. Il s’avança en piétinant de ses bottes une terre recouverte de cendres et de braises.


— C’est justement la clinique que je cherchais. Vous savez où elle se trouve ?


Mustafa indiqua les ruines derrière lui, tout au bout de la route. À l’instant même où les neuf patients en sortaient. Ils avançaient gauchement, se tenant debout avec peine. Ceux qui avaient posé les mains à terre ne réussissaient pas à se déplacer rapidement. Ils n’étaient pas habitués à cette posture et le sol, par endroits brûlant, était jonché de débris tranchants.


— Ils supportent bien la lumière, nota l’officier avec satisfaction. C’est parce qu’il n’y a pas de soleil ou parce que vous leur avez donné des médicaments ?


Ayse eut la confirmation que rien n’était dû au hasard. Elle, Mustafa et les autres médecins avaient été utilisés dans un but odieux. Elle décida de cesser toute forme de collaboration. Elle essaya de faire passer le message à son collègue, mais Mustafa était déjà en train de répondre.


— Ils ont pris du Ridauran. Des sels d’or, très dangereux pour des malades atteints de porphyrie, au sang engorgé de fer. Maintenant ils sont en pleine crise. Impossible de les contrôler.


— C’est faux. Ce n’est pas impossible, répliqua l’officier.


Il dépassa les deux médecins surveillés par les autres marines et s’avança vers les patients qui marchaient à quatre pattes, la langue pendante et dégoulinante de bave. Il s’arrêta devant le seul malade en uniforme. Il souleva son masque à gaz, découvrant un visage sec, bien rasé mais au menton déjà assombri par les poils noirs et hirsutes qui repoussaient rapidement. Pendant ce temps, un membre de l’escouade tapait avec un rythme étrange sur un tambourin


— Sergent Nusret, je vous cherchais. Je suis le major Nuhittin. Vous deviez m’attendre.


L’interpellé se souleva du sol autant qu’il le put. Il porta une main poilue à son front dans une caricature de salut.


— Oui monsieur, jappa-t-il. Le commando Bozturklar de l’Organisation Spéciale est prêt à entrer en action.


Le terme fit un choc à Ayse. Elle se rappela de ses années d’études, des commandos de jeunes « idéalistes » qui attaquaient ses camarades, de ceux et celles qui disparaissaient. De son arrêt du militantisme.


Il eut beaucoup de mal à articuler sa réponse. Les hommes qui se trouvaient derrière lui grognèrent en signe d’assentiment.


— Très bien, sergent. Il y a du travail pour vous, là-bas en ville.


Nuhittin remit son masque et s’avança vers ses soldats. Il n’aurait même pas accordé un regard à Mustafa et à Ayse si cette dernière ne lui avait pas dit d’une voix vibrante d’indignation :


— Ce sont les membres d’une équipe spéciale, n’est-ce pas ? Vous avez fait semblant de les faire soigner, mais en réalité on les tenait au chaud en vue des opérations. !


Derrière les lunettes, une étincelle d’ironie brilla dans les yeux du major.


— Je connais ceux de ton espèce, ma petite. Des extrémistes type années 1970, dont le cœur bat pour chaque cause perdue. Je suis sûr que tu viens d’Izmir. Le terme d’Izmir la giaour semble toujours aussi vrai. Décidément la mémoire des lieux reste que ce soit là-bas ou ici.. Mais comme tu es un beau brin de gonzesse et que tu sembles juste une petite idiote égarée mais issue du grand projet, je vais te laisser tranquille. Vas où tu veux, et tiens-toi à l’écart des Turcs.


— Mais je suis turque moi aussi ! protesta Ayse, au comble de l’indignation. Depuis bien plus de générations que toi, sale con!


Un ricanement caverneux s’échappa du masque de Nuhittin.


— Les turcs ne sont pas tous égaux. Une tarlouze d’Izmir me ressemble autant qu’un agneau ressemble à un loup. Tu ne le sais pas, mais ça fait au moins un siècle et demi que nous nous combattons.


L’officier tourna le dos aux deux médecins et rejoignit sa patrouille. Les neufs malades lui emboîtèrent le pas. Le groupe disparut derrière un mur de fumée, ouvrant la route à coups de lance-flammes et de rafales tirées à l’aveuglette.


Ayse était mal en point. Elle dut s’asseoir sur les ruines noircies d’un muret pour reprendre son souffle.


— De vrais Turcs, murmura-t-elle, en essayant d’oublier les élancements dans ses poumons. Les vrais Turcs seraient donc neuf psychotiques en proie à Dieu sait quels délires homicides !


Mastafa se pencha sur elle. Il était épuisé lui aussi mais son regard était empli d’affection. Il lui posa une main sur l’épaule.


— Ayse, calme-toi. Des gens comme eux, il ne doit pas y en avoir tant que ça dans la nature.


La jeune fille leva les yeux, derrière un voile de fatigue. Son estomac et ses bronches la faisaient atrocement souffrir. Qui sait ce qu’elle avait bien pu inhaler.


— Ôte-toi de la tête ces stupides certitudes, Musatafa, murmura-t-elle d’une voix faible mais assurée. La Turquie est malade, ça fait longtemps qu’on le savait


Ils se turent brusquement, se rendant compte combien leur discussion sonnait faux dans un pareil contexte. Un enfer de flammes et de fumée les entourait, sans le moindre être humain pour animer le paysage. Lavés par une légère brise, des fragments de Van commençaient à réapparaître. Le centre de la métropole paraissait intact. Les envahisseurs avaient choisi les jardins pour expérimenter leurs armements. Des bouffées d’air sentant le vinaigre et la moutarde indiquaient qu’ils n’avaient pas lésiné sur les gaz.


Une violente quinte de toux dans son dos fit sursauter Ayse. C’était un jeune kurde à la peau basanée qui s’extirpait des ruines d’une masure effondrée. Il avait des yeux étranges, troubles et écarquillés. Il portait un T-shirt blanc maculé d’une tache rouge au milieu, ce qui rendait difficile la lecture de l’inscription mais elle arrivait à distinguer que les lettres étaient dans un autre alphabet et n’étaient pas du kurde. Elle reconnaissait l’alphabet. Sa main droite empoignait un pistolet à tambour au long canon bruni qu’il tenait baissé. Quand elle ne déplaçait pas des poutres effondrées, sa main gauche touchait une large blessure sur son crâne qui laissait filer de la matière cérébrale.


Le spectacle était tellement horrible qu’Ayse et Mustafa reculèrent, oubliant un instant qu’ils étaient médecins. Le jeune homme, presque un gamin, fit encore quelques pas dans leur direction, oscillant sur ses genoux tremblants. Il leva son revolver sans l’intention de tirer. Il paraissait plutôt vouloir le donner.


Un flot de sang gicla de sa bouche. Il parcourut encore un mètre puis s’écroula à terre. Le pistolet rebondit sur des briques noircies et s’immobilisa aux pieds de Mustafa.


Ayse enfouit son visage entre ses mains et fondit en larmes. Mustafa, pourtant secoué, se pencha sur le jeune homme. Il lui glissa les doigts sous la poitrine mais les retira aussitôt.


— Il est mort, dit-il.


Puis il ramassa le revolver. Il l’examina avec curiosité.


— Regarde-moi ça. Une vieille pétoire du siècle dernier qui se charge par le canon. Qu’est-ce qu’il croyait en faire ?


Ayse lança un cri. Des chars d’assaut s’extirpaient de la fumée, flanqués de commandos en colonnes. Le vacarme ne leur parvint que plus tard : un bruit de ferraille sombre et martelant. La progression ordonnée d’un mur de métal..


En écrasant les restes humains et toutes sortes de détritus, les chenilles paraissaient lancer un hurlement lancinant. Tandis qu’Ayse portait les mains à sa poitrine, Mustafa se démenait avec le revolver. Il avait bien sûr remarqué l’arrivée des chars, mais peut-être ne voulait-il pas les voir, ni les entendre.


— Curieux, grommela-t-il de façon incongrue, en actionnant une sorte de piston fixé sous le canon du pistolet. Il est chargé. Avec de la poudre et des balles. Mais ce n’est pas du plomb. On dirait qu’elles sont argentées.


D’autres engins blindés émergeaient du brouillard. Autour du premier d’entre eux, les soldats d’escorte étaient penchés sur le sol, au point qu’ils semblaient progresser à quatre pattes. Leur aboiement sauvage dominait le vacarme des chenilles qui labouraient le terrain.


Ayse eut un brusque réflexe, plus rapide que tout raisonnement. Elle arracha le vieux revolver des mains de Mustafa. Elle le tendit devant elle en l’empoignant à deux mains. Puis elle marcha d’un air résolu contre la muraille métallique.


Son collègue retrouva ses esprits.


— Que fais-tu Ayse ?


Il voulut la retenir par les épaules mais elle s’esquiva et poursuivit son chemin. Il essaya de nouveau, sans succès. Alors il s’exclama.


— Imbécile ! C’est inutile ! Ils ont déjà gagné ! Le monde est à eux ! Le futur leur appartient !


— Peut-être. L’important c’est qu’ils sachent que certains résistent, répondit Ayse.


Elle avança vers les chars en tirant en rafale les six balles qui alimentaient le barillet. Sept balles argentées qui trouèrent le métal hurlant.


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