La peur des loups

 Le recteur Dawit les fit rentrer, juste au moment où la lune se levait. Tous les enfants avaient passé la journée dehors, car le temps était clément et les grilles n’avaient annoncé aucun nuage de radiation, aucun brouillard de pollution sur le plateau désertique. 


 


Les enfants avaient travaillé à l’extérieur, tout particulièrement les plus âgés. Cela, leur apprenait le recteur, était le but de la communauté. Les parents, tous les adultes érigeaient la cité, la grande cité d’Ur, en partant chaque fois pour plusieurs mois, loin, dans les grands campements ouvriers qui entouraient le vaste plan des rues, que l’Architecte avait tracé sur la terre choisie. Le recteur Dawit montrait aux enfants des scènes de l’Aegypte faéronique dans de vieux livres d’images. Des équipes de manœuvres industrieux, uniformément coiffés de la même coupe asymétrique, tiraient sur des cordes pour dresser les blocs de travertin qui composaient les monuments de l’Aegypte. Cela, leur expliquait-il, ressemblait pour beaucoup à la façon dont leurs parents travaillaient, tirant tous ensemble dans leur effort commun pour bâtir la cité. La différence, ajoutait-il, était que dans l’ancienne Aegypte, les bâtisseurs étaient des esclaves, et qu’à Ur les ouvriers étaient des hommes libres, ayant rejoint cette tâche de leur plein gré, et conformément aux enseignements cathériques. 


Même s’ils ne pouvaient pas travailler sur la cité en elle-même, les enfants travaillaient néanmoins. Ils ramassaient les fruits et récoltaient les légumes des enclos sous toile, et les lavaient avant de les emballer, afin qu’ils fussent expédiés vers les campements. Ils rapiéçaient et réparaient les vêtements usés, renvoyés depuis le site dans des sacs jaunes, et écrivaient des messages d’encouragement et de protection, sur des morceaux de papier qu’ils glissaient dans des poches pour qu’ils fussent découverts au hasard. 


Les après-midis, le recteur leur dispensait de l’instruction ; leur donnait des leçons de langage, d’histoire et de tradition cathérique dans la longue salle de la communauté, ou dehors, sous les arbres des enclos toilés, ou même, par beau temps, véritablement dehors. Les enfants apprenaient à lire et à compter, et les éléments primordiaux du salut. Ils apprenaient aussi des choses sur le monde : le nom des plateaux désertiques, et de la longue vallée, et le site choisi pour Ur. Ils apprenaient les noms de toutes les autres communautés semblables à la leur, où d’autres recteurs s’occupaient d’autres groupes d’étudiants, toutes faisant partie d’une plus grande collectivité. Le recteur Dawit n’avait pas de personnel, à l’exception de Miléna l’infirmière-cuisinière ; ainsi, à mesure que les enfants apprenaient, ils prenaient en charge l’éducation des plus petits. Le recteur permettait aux plus brillants de tous d’utiliser la demi-douzaine de tables d’apprentissage, dans l’annexe au flanc de la bibliothèque. 


Kar n’était qu’un petit garçon, de quatre ou cinq ans, mais était déjà l’un des plus brillants. Comme beaucoup des enfants laissés aux soins du recteur, Kar était orphelin, pour autant que le recteur pouvait en juger. L’une des troupes de surveillance de l’Architecte l’avait trouvé couché dans le lit d’enfant d’une carriole renversée, quelque part sur les étendues irradiées, un an plus tôt. Le véhicule avait basculé sur une dépression saline, sans espoir d’être redressé. Ses cellules d’alimentation étaient mortes, et il n’y avait eu trace d’aucun adulte, hormis quelques ossements et des lambeaux de vêtements, environ un kilomètre plus loin. 


— Les prédateurs les ont eus, avait dit le chef de la troupe en amenant Kas. Leur carriole a basculé, ils ont marché pour aller trouver de l’eau et des secours, et ce sont les prédateurs qui les ont trouvés les premiers. Il a de la chance, ce gamin. 


Le recteur Uwe avait hoché la tête, en touchant la petite croix d’or autour de son cou. C’était une étrange conception de la chance. 


— Enfin, il a de la chance que ce soit nous qui l’ayons trouvé, clarifia le chef. Nous et pas les prédateurs. — Vous en avez vu ? l’avait interrogé le recteur. 


— Les oiseaux habituels, avait répondu le chef. Et des empreintes de chiens. Beaucoup d’empreintes. Des gros, peut-être même des loups. Ils deviennent plus entreprenants. Chaque année, ils se rapprochent. 


— Parce qu’ils savent que nous sommes là, lui avait répondu le recteur, en voulant parler du genre humain revenu à ses vieilles méthodes de survie, avec, pour les animaux, tous les restes de nourriture à grappiller que cela impliquait.  


La communauté comptait bon nombre d’orphelins, parce qu’ériger une cité était dur. Mais la plupart avaient un nom. Le garçon n’en avait pas, et le recteur Uwe lui en avait donc choisi un. Un nom qui convenait. La troupe avait trouvé un jouet avec lui, un petit cheval en bois, ressemblant au cheval d’Ilios. Cela avait rendu le choix plus facile. 


Il les fit rentrer quand la lune se leva. Après les travaux et les leçons, ils avaient pu courir au milieu des bois dégagés et de la prairie, au-delà du torrent dont l’eau faisait tourner leur roue. La prairie était couverte des dernières longues herbes de l’été, blanchies par le soleil et les radiations. Le ciel était d’un bleu mêlé d’une couleur de moût. Les étoiles piquetaient le début du soir. Les enfants se couraient après et jouaient à se crier les uns sur les autres le long des avenues d’arbres, sous les tonnelles  de leurs feuilles noires irradiées. Les guerriers tonnerre étaient populaires parmi les garçons. Ils imitaient des armes avec leurs doigts, poussaient des râles d’agonie, et revenaient pour le dîner avec des écorchures aux genoux. 


Il y avait toujours des retardataires lors de l’appel à dîner. Niina employait la menace des loups pour rameuter les derniers traînards. 


— Les loups sont sortis ! Maintenant que la lune s’est levée, les loups vont vous manger ! lançait-elle depuis la porte arrière de la cuisine. 


Lorsqu’il arriva ce soir-là, essoufflé et le visage rouge, Kar  leva les yeux vers le recteur Uwe. 


— Est-ce qu’ils sont là, les loups ? demanda-t-il. 


Le garçon était en nage. Probablement avait-il joué aux guerriers tonnerre avec les plus vieux, en courant pour réussir à les suivre et en criant tout aussi fort. Mais il paraissait également inquiet. 


— Les loups ? Non, c’est ce que raconte Miléna , répondit le recteur. Mais il y a des prédateurs, alors nous devons faire attention. Probablement des chiens. Beaucoup de chiens sauvages qui vivent en meute. Ce sont des charognards. Parfois, ils descendent du désert et ils viennent fouiller dans notre tas d’ordures. Mais seulement quand ils sont obligés, seulement quand l’hiver a été rude. Ils ont plus peur de nous que nous n’avons peur d’eux. 


— Les chiens ? demanda Kar . 


— Oui. Avant, les chiens vivaient avec les hommes, ils leur tenaient compagnie. Certaines communautés en ont encore pour garder leurs maisons et leur bétail. 


— Je n’aime pas les chiens, répondit le garçon. Et j’ai peur des loups. 


Il partit en courant rejoindre la fin des jeux bruyants, avec une accélération de petit garçon, passant en un clin d’œil à sa vitesse maximale de course. Le recteur Uwe sourit, mais son cœur était lourd. Il se demanda à quoi cela avait pu ressembler à l’intérieur de cette carriole renversée. Il se demanda de quelles choses un garçon de trois ans pouvait se souvenir. Il se demanda si les prédateurs s’étaient approchés, s’ils avaient été près de rentrer à l’intérieur de la carriole, combien cela aurait été terrifiant. 


Le temps clément demeura avec eux pendant quelques semaines. L’automne tardait à venir. Le soir, la lumière s’étirait, longue et dorée, et étirait l’ombre des arbres irradiés. Le ciel était comme le verre d’une bouteille bleue. Occasionnellement, de petits nuages cotonneux parsemaient l’horizon, comme des signaux de fumée à court de mots. Les enfants restaient tard à jouer dehors. Il était bon de leur faire respirer un peu d’air frais, et non recyclé. 


Après le dîner, la plupart des soirs, le recteur Dawit aimait sortir son plateau de régicide et disputer deux ou trois parties contre les gamins les plus doués. Il aimait les entraîner, et disposait même de quelques vieux livres à leur prêter, mais il appréciait aussi le défi que posait un joueur fait de chair et d’os, aussi peu exercé fut-il, par rapport à l’opposition programmée que pouvaient fournir les tables d’apprentissage. 


Le régicide du recteur était très vieux et très usé. La boîte était recouverte d’un cuir portant le nom de chagrin, renforcée par un cadre d’ivoire décoloré et tendue de velours bleu. Le plateau pliant était incrusté de noyer légèrement gondolé, et les pièces taillées dans de l’os et de l’ébène teinté. 


Kar apprenait vite, plus vite même que certains des garçons intelligents et plus âgés. Il possédait l’esprit pour cela. Uwe lui apprenait ce qu’il pouvait, tout en sachant qu’il faudrait encore du temps pour affiner son jeu et lui enseigner un éventail décent d’ouvertures et de coups de fin de partie.  


Pendant qu’ils jouaient ce soir-là, une partie que le recteur Dawit gagna facilement, Kas mentionna le nom d’un des autres garçons, et dit que ce dernier avait entendu aboyer des chiens, plus tôt durant la journée. 


— Des chiens ? Où ça ? 


— Sur les versants ouest, répondit Kar, en continuant de considérer son prochain coup avec le menton posé sur son poing, comme il avait vu le recteur le faire. 


— Probablement des corbeaux qui croassaient, dit le recteur. 


— Non, c’était des chiens. Vous saviez que tous les chiens, partout dans le monde, ils descendent tous d’une meute de loups qui a été apprivoisée au bord du fleuve Youngtse ? 


— Je ne savais pas. 


— Il y a cinquante-cinq mille ans. 


— Où as-tu appris ça ? 


— J’ai demandé aux tables d’apprentissage de me parler des loups et des chiens. 


— En réalité, ils te font peur, n’est-ce pas ? 


Kar hocha la tête. 


— C’est logique. C’est des prédateurs, et ils dévorent les gens. 


— As-tu peur des oiseaux charognards ? 


Kar secoua la tête. 


— Non, pas vraiment. Pourtant, ils ne sont pas beaux, et puis ils peuvent faire mal. 


— Et des cochons sauvages ? 


— Ils sont dangereux, reconnut le garçon. 


— Mais tu n’as pas peur d’eux ? 


— Je ferais attention si j’en voyais un. 


— As-tu peur des serpents ? 


— Non. 


— Des ours ? 


— C’est quoi, un ours ? 


Le recteur sourit. 


— Joue ton coup. 


— Et puis c’est tous des animaux, dit le garçon en déplaçant sa pièce. 


— Quoi donc ? 


— Toutes les choses que vous me dites, les serpents et les cochons. Les ours aussi, c’est des animaux ? Je crois que c’est tous des animaux, et certains sont dangereux. Je n’aime pas les araignées. Ou les scorpions. Ou les gros scorpions, les rouges, mais je n’ai pas peur d’eux. 


— Ah bon ? 


— Yelena a un scorpion rouge dans un bocal dans sa cantine, et quand il nous le montre, eh ben je n’ai pas peur. 


— Je vais en toucher deux mots à Yelena . 


— Mais je n’ai pas peur, pas comme Simial et les autres. Mais j’ai peur des loups, parce qu’ils ne sont pas des animaux. 


— Ah ? Et que sont-ils, alors ? 


Le garçon fit la moue et son visage se fronça, comme s’il cherchait la meilleure façon de l’expliquer. 


— Ils sont… Ben, ils sont comme des fantômes. Ils sont des diables, comme dans les écritures. 


— Tu veux dire qu’ils sont surnaturels ? 


— Oui. Ils viennent pour détruire et pour dévorer, parce que c’est leur nature, ils ne savent faire que ça. Et ils peuvent être des loups, avoir une forme de chien, ou bien ils peuvent marcher en ayant une forme d’homme. 


— Comment sais-tu ça, Karapet? 


— Tout le monde sait ça. 


— Ça n’est peut-être pas vrai. Les loups sont juste des chiens. Ce sont des animaux canins. 


Le garçon secoua férocement la tête. Il se pencha en avant, et sa voix baissa au niveau d’un murmure. 


— Je les ai vus, chuchota-t-il. Je les ai vus marcher sur leurs deux pieds.


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