Le choix d’Abdul
Toujours le même cauchemar, sans cesse, encore et encore…
Je me retrouvais à Bhola,
ma maison d’enfance, ce lieu d’insouciance et de jeux de mon enfance, radieuse…
Puis il y eut la montée des eaux. Les terres qui se réduisaient sans cesse. Le
riz dans les écuelles qui devenait sans cesse moins important... Et puis
l'arrivée des hommes en tunique blanche qui expliquaient qu'il fallait réformer
notre foi pour revenir à l'origine. Le discours expliquant que si les rares hindous
du village disparaissaient, il y aurait plus de terre pour tout le monde.
Hemaprakesh avec qui il avait disputé deux trois parties de cricket, retrouvé
gisant dans son sang. Veena qui souriait et chantait et qui avait
« disparu » avant d'être vendue en Chine. La montée croissante de
l'emprise du groupe qui se nommait Ansar al Tawhid Bangladesh. Et l'arrivée de
l'armée. Et ce jour, où les douces odeurs des fleurs et des épices furent
transformées en celles du sang et des cris...ces coups de feu, brefs, précis...
Mes appels au secours entre les bras de ma mère finissaient par diminuer devant
la scène de mes deux cousins flottant presque dans leur propre sang. Je
pleurais encore et encore, totalement démuni et impuissant, tout comme le
village dans son entier, restant spectateur…
Je me réveille
brusquement, en sueur, tremblant encore de tous mes membres et mis plusieurs
minutes à me calmer la tête compressée entre mes mains, me répétant pour bien
imprimer que je n’étais plus à Bhola mais sur le lit bien réel du campement
militaire. Je me lève fébrilement de mon lit, me répétant mentalement pour m’apaiser
que j’étais le lieutenant Abdul Hasin de l’armée nationale bengalie et certainement
plus un enfant de Bhola. Je commence à effectuer la salat fajr. Je sens que
Dieu est là, tout puissant et miséricordieux, et qu’Il veille sur moi. L’eau
froide du lavabo me remet les idées en place et après avoir avalé en vitesse un
café, j’émerge du baraquement avec d’autres sous-officiers.
Là, j’entends le colonel
parler, les traits tirés. Après avoir attendu que tout le monde soit rassemblé
dehors, Muhammad distribue les secteurs à ratisser. On me donne un village
proche de Rajsaki. Il monte sur la petite estrade pour commencer son
discours : « nous nous battons actuellement pour que le Bangladesh
reste uni et indépendant. Qu’il fasse partie de la riche culture du Bengale en
or que chantait Tagore! Nos ennemis veulent le détruire, nous priver de notre
culture et de nos terres ! Nous vaincrons ! Les ennemis sont des
ennemis du Bangladesh et des bengalis ! Ce sont les mêmes que les
génocidaires pakistanais de la guerre d’indépendance ! N’ayez aucune pitié
à leur égard ! Joy Bangla ! »
Pour cette fois, je suis
vraiment étonné du discours : plus virulent que d’habitude. Ils doivent
vraiment vouloir en finir à ce niveau-là, marmonnai-je dans mon coin. Le
lendemain, je pars comme demandé avec une vingtaine d’hommes en jeep pour un
voyage d'un peu plus d'une heure.
Il faisait de plus en
plus chaud, tellement plus chaud que dans mon enfance. Je sens mes vingt gars
suffoquer à coté, voyant apparaitre chaque ruelle à l’ombre comme une
bénédiction. Outre les chats errants présents un peu partout, on sent quelques
regards suspicieux traverser les volets semi-entrouverts. Plusieurs enfants jouent
néanmoins sur la place, mais leurs cris et leurs rires s’évanouissent
rapidement à notre vue, à travers les briques des taudis.
-
Bon allons-y, on va commencer par la
place.
Je décide de prendre une
maison en assez bon état ; les briques n’étaient pas trop délavées, et la
porte avait l’air d’être entretenue, même si le parterre oscillait encore entre
herbes et cailloux. J’espère que mes gars arriveront à se tenir, faudrait
pas être aussi immoraux que la dernière fois… Je toque, une femme voilée
nous ouvre la porte avec un regard noir. Pourquoi est-ce-que je m’attendais à mieux ?
On retrouve les gars qui
sont restés dehors et la chaleur étouffante une quinzaine de minutes plus tard,
après avoir fouillé le taudis.
-
Bon, suivant, dis-je à mes hommes
Je marche avec trois
autres vers la maison d’en face, Salim toque. Pas de réponse. Deuxième
tentative : idem. Il me fait un coup d’œil furtif, j’acquiesce. La porte
cède avec un coup d’épaule, dévoilant une unique pièce, composée d’une table
sale, presque pourrie et une couche du même état. Sur l’unique chaise se tient
un homme, les cheveux hirsutes, l’air absent. Nous voyant entrer, il se lève
d’un bond, comme s’il venait juste de remarquer notre présence ; son
regard jusque-là vague se retrouve rempli de haine face à nos uniformes, et
c’est avec un vieux couteau que cet homme fond sur Salim en hurlant
« kafir ». Aie… problème.
Trois coup de feu, deux clignements d’yeux puis le bruit sourd d’un corps qui
tombe au ralenti, la vieille arme baignant dans le sang de son propriétaire.
-
Tss, ricana Salim, il demandait juste à se
faire descendre à ce niveau là…
L’odeur
du sang … comme ce jour-là … ces pauvres gars du village, ils n’avaient rien
demandé ce coup-ci… j’entends encore dans ma tête les cris des femmes et des
enfants…j’en faisais partie à ce moment-là… avant de fuir avec ma famille vers
un bidonville de Dacca.
-
Bon, tu l’as pas raté Salim. Je parcours
rapidement la pièce du regard et me retourne vers les trois autres ; on
a eu de la chance de l’avoir dès la deuxième maison, fouillez moi tout ça en
vitesse.
Non, moi Abdul Hasin je
ne supporte vraiment pas l’odeur du sang.
Je
rentre, laissant une sombre satisfaction poindre en moi. Le drone Arjuna me
demande mon mot de passe dans le quartier protégé de Dhaka. Je le lui dis.
-
Lal Pandit Swarup, caste rituelle de
brahmane, vous pouvez passer, me répondit le drone après avoir scanné ma
biocarte.
J’arrive dans le quartier
rempli de couleurs bariolées mais où l’orange domine. Les gens vaquent à leurs
occupations habituelles : un cordonnier tanne, un écrivain public du
réseau prend des requêtes… Ils vivent comme ils ont toujours vécu, comme un
corps social où chaque cellule est à sa place, bien ordonnée. En vivant, ils
répètent des gestes millénaires mais incarnent aussi une résistance
inconsciente, qui va bientôt émerger. Je finis par traverser la rue pour
atteindre le quartier général, et le drone Krishna me demande mon identité et
ma carte.
Accueilli par des membres
du Sangh en uniforme blanc et kaki, je m’avance jusqu’à mes locaux où je me
retrouve seul. Enfin, je peux enlever ce stupide habit farangi de cadre et enfiler
une dhoti habituelle. J’avale machinalement un bol de riz tout en réfléchissant
à la situation actuelle : bientôt les Chandalas perdront et cela amènera
lentement le Bengale dans la vision finale. Nous pourrons apporter aux
Chandalas les moins perdus un idéal, une vision ou une
doctrine et comme le disent, les lois de Manu, , ils pourront retourner à la
maison. Ce n’est pas un hasard mais un signe si la guerre a éclaté au Bangladesh.
Celui-ci incarnait l’Inde spirituelle de l’université de Nandala et la poésie
de Tagore. Certes cela pouvait avoir sa beauté mais cela montrait aussi et
surtout ; une Inde efféminée, faible et soumise aux conquérants musulmas
et firangis de l’ouest. Mais, après cette épreuve par le feu, l’Inde nouvelle
sera pure comme l’or et tranchante comme un diamant, unie comme un faisceau et connaissant
son identité profonde.
Alors que l’inspiration
m’envahit, je commence à écrire une strophe de la Juste Haine, m’adonne à un
rite de purification. Cela va faire cinq ans que je n’ai pas revu mes neveux et
nièces, ils étaient beaux, d'une santé éclatante et aux yeux et cheveux clairs
grâce au programme de modification génétique... Dans le Bharat nouveau, chacun
aurait l'apparence de sa caste et tous vivraient harmonieusement quel que soit
leur rôle dans la société.
Je refais un rituel de
purification car j’ai parlé pendant la journée à des Chandalas et cela aurait
pu permettre que leur ombre touche la mienne.
Le lendemain, après un
sommeil réparateur, je me lève à nouveau ; il est temps de redevenir un
conseiller, étranger en terre étrangère, et de quitter la parcelle
annonciatrice de l'aube dorée de l'Hindu Rashtra. Comme le Sindh, le Bengale
avait été conquis par les musulmans à cause de l'action corruptrice des
bouddhistes brisant l'unité de la nation Indienne. Je souris intérieurement :
je fais le même travail de sape mais à l'envers. Je sors du quartier protégé de
Dhaka dans ma voiture à vitres teintée pour être le moins possible en contact
avec les impurs. Je pouvais mettre une réalité virtuelle reproduisant l'Inde
des Gupta mais ce serait une solution trompeuse de facilité. Une demi-heure
plus tard, j’arrive dans les quartiers généraux de l'armée bengalie. Un
attroupement et une dispute m’intriguent près du colonel auquel j’ai été
affecté.
Non , moi Lal Pandit
Swarup, je ne me fais jamais aux criailleries des singes.
Mes gars fouillent rapidement le taudis pendant
que je regarde furtivement dehors ; le reste de la troupe, comprenant
facilement ce qu'il s'est passé, s'est rapidement mis sur le qui-vive. On
commence à voir les habitants sortir. On
va devoir sortir rapidement de là. La foule grandissante presse les soldats
pour avoir des informations ; le bruit commence à augmenter, mais la
situation semble pour l’instant rester un peu sous contrôle, pour le moment...
Je fais un signe à mes gars pour leur dire de sortir, et on se retrouve dehors,
sous la chaleur et les regards haineux et révoltés de la foule. Quelques
villageois ayant eu le temps de voir le corps baignant dans le sang à
l’intérieur propagent la nouvelle ; la colère monte de façon fulgurante,
les injures commencent à fuser, quelques enfants et femmes se mettent à
pleurer : ça devient de plus en plus insoutenable pour moi et les autres.
Je dois vite trouver une solution, mes hommes commencent à s’énerver contre les
injures, la foule se rapproche de plus en plus... J'essaye de crier quelques
ordres rapides à mon groupe mais ils sont ensevelis par le bruit environnant...
Le son d’un coup perce instantanément le vacarme, laissant la cohue abasourdie
devant la chute du corps touché. Sourdes à mes cris, deux autres balles fondent
sur la foule encore sous le choc, blessant une femme aux jambes et atteignant
un vieillard « .Non, non, non, pourquoi ? ». Je jette un regard
assassin à Nazir, qui tient toujours son fusil-mitrailleur en joue face à la foule,
un doigt sur la gâchette. J’essaie de contenir mes émotions pour maintenir la
foule avant qu'elle devienne incontrôlable. Je m’avance devant les habitants et
a coup de tirs en l’air et de hurlements augmentés par le mégaphone miniature,
je les fais rentrer dans leurs masures, principalement aidé du traumatisme qui,
au lieu de les rendre encore plus agressifs, les a rendus plutôt dociles. Je me
retourne violemment vers Nazir, lui arrache son arme et lui demande en hurlant
s’il voit les conséquences de son coup de feu.
Je prends brutalement le chemin vers la jeep n'attendant qu'une chose,
rentrer à la base et après avoir fait mon rapport, juste prendre une douche et
m'allonger.
La voiture de la troupe du lieutenant
Abdul Hasin rentra dans une lourde ambiance où chaque soldat évitait le plus
possible de croiser le regard de leur chef, en particulier Nazir. Arrivés à la
base, ils descendirent tous machinalement et se dispersèrent très vite. Le
colonel Muhammed, voyant Abdul, alla lui demander si tout s'était bien passé au
village.
-
Il y a eu une émeute et j’ai dû mettre Nazir
aux arrêts lui répondit-il
-
Ah bon ? Qu'a-t-il donc fait ?
Le lieutenant lui raconta que Nazir avait tiré
trois coup de feu, tuant une personne et blessant deux autres. Le colonel le
regarda, étonné et demanda :
-
Tu étais en charge du village près de
Rajashi non ?
-
Oui.
Son supérieur s'esclaffa
et lui demanda s’il ne confondait pas l'armée avec une mission humanitaire.
–
Et donc tu as mis ce pauvre Nazir aux
arrêts juste pour ça ? demanda un lieutenant qui venait d’arriver.
–
Mais il a abattu un civil bengali sans
raison.
–
Ils soutiennent les djihadistes,
non ? C’est une raison bien suffisante pour abattre ces chiens... lâcha un
autre capitaine qui venait de les rejoindre
Abdul sentait sa colère
remonter face aux élucubrations des autres et à l’expression, « ces chiens …
» pour désigner ceux qu’ils défendaient.
–
- T’inquiète
pas, tu t'y feras vite, lui dit le colonel Muhammed.
–
-Non, je ne pense pas...
–
Vous devriez, dit Lal Pandit
Swarup, dans un uniforme impeccable, sortant de sa voiture. Nous vivons dans
une ère glaciaire, mon ami et seul ceux sachant vivre dans des igloos-bastions
réchauffés par des feux sacrés peuvent survivre.
–
Qui êtes-vous d'abord, vous ?
répondit Abdul exaspéré
–
Juste un humble conseiller aidant et
guidant, répondit Lal Pandit Swarup. Il eut un petit sourire avant de demander
au colonel s’il pouvait parler en privé à Abdul. Celui-ci approuva tout en
demandant à sa garde de soldats augmentés de venir alors que d'autres
lieutenants commençaient à s’insulter de plus en plus violemment.
–
Mon brave soldat. Je vous connais vous et
les vôtres. Vous espérez que tout redeviendra comme avant et que vous pourrez
bien tranquillement retrouver votre petite vie. J'ai une mauvaise nouvelle pour
vous. Ce n'est pas fini. Nous rentrons dans une tempête où seuls les forts survivront,
ce qui montrera qu'ils auront raison et qu’ils étaient prédestinés à la
victoire. C'est cela que je vous apporte : un feu sacré.
–
Je comprends répondit Abdul calmement. Je
comprends. »
Il songeait à son engagement malgré ses
cousins tués par l’armée. Sa volonté de se venger de ceux qui avaient détruit
la vie paisible de son village et de défendre autre chose, de tenir ferme à ce
qui est noble et Miséricordieux. Défendre une autre conception du monde que
celle du pur rapport de force. Combattre ceux qui profanent ce à quoi il tient
le plus, en le déformant. Il songeait et il vit le regard minéral du
conseiller. Dur, tendu vers un idéal que celui-ci lui avait expliqué où il
n’aurait pas sa place. Il partit à grandes enjambées du baraquement. Il remonta
le camp, présenta sa carte et sortit.
Nul
ne sut où il était parti mais il semblait savoir où il allait.
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