Analyse politique de l'attaque des titans

Le succès de L’Attaque des Titans ne se dément pas et ce n'est pas uniquement du fait des très belles scènes de bataille. Cela est lié à un message politique témoignant d’une ère politique « glaciaire » où l’homme est un loup pour l’homme. La série japonaise d’Hajime Isayama a eu un très net succès sur Netflix. Ce manga, publié chez Pika Éditions et dont l’adaptation est disponible également sur la plateforme Wakanim, s’est vendu à plus de 100 millions d’exemplaires. Un vrai phénomène éditorial. Celui-ci a été noté par le journal Le Monde qui en a fait une analyse de qualité https://www.lemonde.fr/pixels/article/2021/04/09/sortie-de-l-ultime-chapitre-de-l-attaque-des-titans-une-uvre-qui-bouscule-les-codes-du-manga_6076152_4408996.html mais omettant l’essentiel : le message politique.

La critique du Monde correspond à la première voire à la seconde saison du manga. Trois murs, une île coupée du monde, des Titans monstrueux et une population ignorante. Voilà le tableau de l’univers de L'Attaque des Titans. Nous y suivons Eren Jäger, jeune garçon vivant entre des murs géants construits pour protéger l’humanité des Titans, monstres à l’apparence humaine d’une taille qui varient entre six et 20 mètres.


L'ontologie d'Eren Jâger.


Eren Jäger considère le monde et la vie à travers une vision marquée pour l'auteur du manga par la pensée de Thomas Hobbes. On peut résumer la vision d'Eren ainsi : l’homme est un loup pour l’homme ; la vie est faite de rapports de force et de pouvoir, et ceux qui rendent ma vie, ainsi que celles de ceux qui me sont chers, misérables, ne méritent pas de vivre car ce sont des animaux. Ses amis, Armin Arlert et Mikasa Ackerman, et lui-même découvrent l’horreur d’être opprimés quand les Titans détruisent le premier mur et qu’ils doivent fuir. Ils mènent une quête, traversée de nombreuses péripéties, pour découvrir le monde extérieur.


Progressivement, la série se complexifie, montrant les clivages politiques, faisant faire des choix cornéliens aux jeunes héros. Les clivages sont scénarisés, comme un affrontement entre, d’un côté, des jeunes militaires du bataillon d’exploration voulant libérer l’humanité, et de l’autre, une élite dirigeante ne se souciant pas de la situation précaire de cette même humanité, du moment que le statu quo est préservé. Une analyse de Slate note que l’anime http://www.slate.fr/story/199443/attaque-des-titans-anime-manga-fin-serie-generation-2010-wakanim-eren-jaeger-titan-japon s’inspire du coup d’État militaire du 26 février 1936, central dans le Japon impérial de la Seconde Guerre mondiale, et qui renforce le lien avec le fascisme - le Japon impérial des années 1930 en étant assez proche. Mais l’analyse semble nier le lien avec le fascisme, avec l’argument curieux de la popularité de la série auprès du public féminin, qui semble, dans l’article, analyser le fascisme juste comme un goût esthétique pour les beaux uniformes.

Le tournant politique

À la fin de la troisième saison, Eren découvrira la vérité : le reste du monde est contrôlé par des États modernes steampunk. L’un de ceux-ci, Mahr, discrimine très fortement les Eldiens, population pouvant se transformer en Titans. Et les Eldiens « rebelles » sont transformés de force en Titans. Rébellion toute relative : pour les Mahrs, un Eldien se considérant comme leur égal est un rebelle. On peut rapprocher cela des mécaniques des massacres hamidiens (1894-1896), dont le but était de ramener les Arméniens à ce qui, selon les Turcs, était leur « juste place » : celle d’un groupe soumis et infériorisé. Eren et les siens découvrent que ces titans monstrueux qu’ils tuent et qu’ils torturent pour survivre ne sont pas leurs ennemis mais la frange des leurs qui résiste à Mahr, et que les Eldiens ne sont pas l’humanité, juste une fraction de celle-ci, opprimée par la majorité.

Une parabole ambigue sur l'oppression : le parcours du père d'Eren

Nous pourrions voir Eren et les siens comme la figure des peuples opprimés retournant contre ses oppresseurs leurs méthodes, ce qui serait déjà ambigu. Le père d’Eren, un Eldien révolutionnaire ayant initié la chaîne d’événements conduisant au renversement de l’équilibre initial, a rejoint des rebelles eldiens opposés à Mahr après la mort de sa petite sœur. Celle-ci a été jetée en pâture aux chiens par un officier Mahr car ils étaient sortis de leur ghetto sans autorisation. Les Mahrs sont donc une « ethnoclasse » au sens de Sylvia Wynter, philosophe jamaïcaine, c’est-à-dire la classe au pouvoir qui s’arroge le statut d’humain sur fond de rejet racial.


Mais le discours de Mahr et le discours du reste de l’humanité reposent sur le péché des Eldiens dû aux atrocités historiques que ceux-ci auraient commises. Pour les « expier », ils se retrouvent enfermés dans des ghettos, traités comme des vies surnuméraires et obligés de porter une étoile pour être identifiables. Mais, et c’est là où la série est ambiguë, l’empire eldien a réellement dominé le monde pendant deux mille ans. Et le contre-discours Eldien se résume à dire : « Nous avons construit des routes et des ponts », ce qui fait irrésistiblement penser à la colonisation.

Le père d’Eren admet même qu’il n’a aucune preuve des aspects positifs de la colonisation eldienne mais qu’il a besoin d’un « mythe mobilisateur », ce qui sous-entend que ce dernier est nécessaire, quoi qu’ait été l’empire eldien. On pourrait y voir une comparaison avec l’ancien empire colonial japonais, puis avec le Japon envahi par les Américains dans une logique révisionniste, ce qui renforce l’ontologie fasciste de l’œuvre. L’article de Slate fait même ce lien sans voir ce qu’il sous-entend. Nous savons que les Eldiens ont mené des expériences génétiques sur certains peuples : le personnage de Mikasa en est d'ailleurs issu. Cela peut faire penser à l’unité 731 de l’armée japonaise. De plus, le discours eldien ne s’appuie pas uniquement sur la lutte contre l’oppression mais sur un retournement radical du stigmate historique. Le père d’Eren se demande pourquoi il devrait courber la tête et accepter le meurtre de sa sœur à cause des péchés que ses ancêtres auraient commis. Il se demande pourquoi lui, un descendant de maîtres du monde, devrait vivre comme un esclave.

La guerre de libération de Mahr et des autres peuples ne peut se réaliser que par la volonté du roi eldien de mettre fin à ce cycle de domination. Il a donc rassemblé des fidèles et les a entourés de murs servant de protection. Il a menacé de représailles si le monde les attaquait. Mais cette solution a consisté à abandonner à leur sort les Eldiens restés sur le continent. Eren refuse donc, au nom de sa vision du monde, l’oppression des Eldiens et va théoriser ce qu’Hannah Arendt appelait « le fascisme du peuple opprimé », que décrit bien la critique du roman La Tour d'Ezra https://voixdelhexagone.com/2020/11/03/la-tour-dezra-voyage-au-coeur-de-la-pensee-decoloniale-de-la-gauche-et-du-fascisme/. Mais ce dernier parle d'événements non fictionnels et tragiquement réels : la Shoah. De plus, le discours sur les juifs dominant le monde et les peuples a été une justification pour les opprimer et déclencher un génocide mais ce discours est totalement faux (contrairement à la série où les Eldiens ont bien été un peuple dominant et oppresseur).

Pourtant, là où la série est intéressante, c’est qu’elle montre comment la logique décoloniale peut, au nom d’une logique anti-oppression, couplée à une définition du monde purement définie par un tel rapport d’oppression et à un éloge d’une gloire passée, être dure à discerner du fascisme classique. Mussolini parlait d’ailleurs de « nations prolétaires ».

La solution politique d'Eren

Pour Eren, l’oppression des Eldiens du continent montre l’impossible cohabitation, et la défaite est impensable au regard de sa vision du monde. Il va donc appliquer à l’humanité non-eldienne les affects qu’il appliquait aux Titans et son désir d’extermination. Il va finir par découvrir le pouvoir de contrôler les Titans et déclencher sur le monde l’attaque des Titans (« le grand terrassement »), dans un renversement complet de la vision du monde des premières saisons.

Les openings, un résumé politique de la série. 

Nous comprenons enfin le sens du refrain de l’opening du début de la saison 1 : « Sind sie das Essen ? Nein. Wir sind die Jäger », qui évoque le nom de famille d’Eren. Ceci signifie : « Devons-nous être les proies ? Non. Nous sommes les chasseurs », et ne s’adresse pas aux Titans mais au contraire aux humains non-eldiens. Cet opening, dont les premières phrases sont en allemand, détaille tout le projet politique d’Eren https://www.youtube.com/watch?v=CbvQKBaDUWI . Dans sa version longue, il reprend même la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave https://www.nautiljon.com/paroles/linked+horizon/guren+no+yumiya.html.  L’opening 3 https://www.youtube.com/watch?v=7y_nkNWw3F8 évoque la trahison et l’échec de l’utopie de Paradis (consistant à esquiver les rapports de pouvoir entre Eldiens enfermés dans les murs et reste du monde) et propose la solution d’Eren : celle-ci reviendra au sacrifice de l’âme des Eldiens pour préserver leurs vies. Enfin, l’opening 5 https://www.youtube.com/watch?v=0dK7JgKivQM parle de trahir le crépuscule (Paradis) pour s’accrocher à l’aube qui se lève (la renaissance eldienne) et propose de suivre cette aube (dorée ?) en sachant qu’elle les conduira directement en Enfer.


« L’hiver politique vient et nul ne sait quels monstres y rôderont »

À la fin, Eren arrive à trouver une voie arrivant à préserver la survie des Eldiens tout en ne massacrant pas la population non-eldienne. Cela a reposé sur l’échec de son projet génocidaire mais le fait qu’il l’ait lancé auparavant signifie qu’il a hésité entre les deux options. L’échec s’accompagne du massacre de 80 % des non-Eldiens. Si le projet réussissait, les Eldiens de Paradis avaient le monde pour eux, sans avoir la culpabilité qu’Eren avait endossée. Si Eren échouait, cela voulait dire que l’humanité, soudée, avait transcendé ses dissensions et la semi-réussite du projet qu’il avait lancé modifiait la géopolitique mondiale, renforçant Paradis malgré la haine que peuvent continuer à vouer à Paradis les non-Eldiens. Mais nous ne pouvons pas oublier que cette voie s’accomplit avec un quasi-génocide de la population humaine ne vivant pas sur Paradis. En outre quelques pages publiées après par l'auteur  ont surtout fait réagir car Jean était en couple avec Mikasa. Mais le vrai élément est qu'on comprend que bien plus tard Paradis semble ravagé par une guerre (opposant lance missiles et avions à réactions) et que le cycle de la violence n'est pas brisé.

Le monde de L'Attaque des Titans est donc désespéré, et le lien fort qu’entretient son ontologie politique avec le fascisme est finalement montré par un dernier opening qui assume une inspiration futuriste. Eren vit une vraie régression infantile qui lui permet, comme le montre l’opening 4 https://www.youtube.com/watch?v=E4fDNoPfn74, peut-être le plus triste, de revenir à une époque où il était enfant et où le combat était simple. Le succès de L'Attaque des Titans semble significatif d’un zeitgeist (esprit du temps). Celui d’une ère politique glaciaire. Pour paraphraser la série bien plus optimiste Game of Thrones, l’hiver politique vient et nul ne sait quels monstres y rôderont.

Quelques autres analyses : https://www.youtube.com/watch?v=AAEAZCzzX3c , si vous trouvez ce débat https://intergalactiques.net/attaque-des-titans-phi/ , https://www.popmatters.com/hajime-isayama-attack-on-titan-2645472520.html 


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